Mon cher Claerr,
Je suis désolé d'une chose, savez-vous, c'est de ne pouvoir me centupler de mes bras et d'activités, le temps, en force, en tout enfin.
J'aime beaucoup mes amis, j'aime la musique, je travaille avec un vrai dévouement après les Tragédies, (?) m'empoigne, viennent les photographies et me voilà tout à fait fou de bonheur.
Ah que ne puis-je à mon tour, par suite de mon insuffisance, embrasser tout ce qui m'emflamme! Que ne puis-je, rapide comme l'éclair, puissant comme l'orage m'élancer au fond de toute science, des passions toutes bouillantes et y tremper le pauvre souffle qui quelquefois fait rougir mon front! Mon cher Claerr, quelle merveille que ces décorations de Michel-Ange, je ne puis quitter des yeux son "(?)" femme qui tourne les pages d'un livre et qu'un ange inspire. Hélas, à peine si je rêve quelquefois d'une conception aussi puissante jamais ma pensée n'embrassera une oeuvre aussi largement vivante, aussi puissamment harmonieuse. Quant à l'éxécution, il faudrait avoir avec soi tous les génies infernaux.
J'aime me plonger dans ces grandes compositions des Bombinelli et autres m'enlevant avec leurs vierges, m'inspirant de la vue de leurs (?), écoutant les mélodies de leurs choeurs célestes. J'entends vibrer en moi le délicieux bonheur que Berlioz chante dans les deux vers :
"Oh! qu'il est doux de vivre au fond des solitudes,
Loin de la lutte humaine et loin des multitudes"
Envoyez-moi tous les Michel-Ange et les Raphaël si vous les avez sous la main. Je vais m'occuper à vous trouver les matériaux pour vous faciliter l'étude de l'anatomie. Votre squelette vous servira. Puis quel plaisir de vérifier les interprétations des maîtres dans leurs dessins. Une remarque que j'ai faite dès les premières fois c'est que l'anatomie était pour les maîtres un besoin non moins impérieux que la grammaire à ceux qui veulent parler ou écrire.
L'art d'aujourd'hui demande beaucoup de science. L'émotion tout en restant l'âme de l'art ne peut être rendue que par ceux qui possèdent la science. Hélas que d'années encore ne serais-je pas écolier? Arriverai-je seulement à sortir de cette crasse d'ignorance et d'impuissance? Et le jour où m'apercevant du trop peu de force de mes ressorts, par quoi remplacer mes désirs, mom amour, ma poésie. Et cela me remplit quelquefois d'une inquiétude mortelle. Serait-il possible que ma vie fut un long déboire ?
Le bonheur a tout le soleil!
La tristesse en revanche est couverte de brouillard.
Je m'aperçois que mon diapason a baissé... mais, que voulez-vous, un ciel sombre, un souvenir suffisent quelquefois pour produire en moi ces effets noirs...
Je vous envoie 100 frs et tenterai de vous en envoyer d'autres dans quelques jours.
Il y a deux jours que j'ai écrit cette lettre, les 100 frs que j'avais prêté à un ami ne me seront rendus qu'à la fin du mois. Les premiers jours du Nouvel-An, je vous enverrai au moins 150 frs. Vous pouvez compter dessus.
Sitôt que j'aurai les matériaux concernant l'anatomie, je vous les enverrai. A propos un de mes amis médecin étudiant va avoir un cadavre à lui à Clamart, j'irai donc faire des études et des dessins, voire même des moulages que je partagerai avec vous.
Mon cher Claerr, je suis désolé de vous faire attendre si longtemps ma réponse.
Je vous recommande surtout les oeuvres de Michel-Ange et puis de Raphaël, le premier me donne le vertige.
Comme vous me le promettez dans votre dernière lettre, envoyez-moi les catalogues ou écrivez les auteurs et sujets derrière(?).
Maintenant mon cher Claerr, je vous embrasse.
Paris, le 22.10.1878
Enderlin
Bas-relief "La Musique" d'Enderlin sur la façade Nord de l'Hôtel de Ville de Paris.