L'EVACUATION (1916-1919)
La carte ci-contre donne un aperçu du front (violet) en 1916 dans notre secteur. Ce tracé n’a d’ailleurs pas beaucoup varié jusqu'à la fin de la guerre 14-18, ce qui ne veut pas dire qu’il ne s’y est rien passé. Au contraire, notre sol a été le témoin d’affrontements violents qui ont gagné en intensité jusqu'à l'été 1916, les mois les plus terribles étant février et mars de cette même année. Par la suite le front de la Largue passa au second plan car le conflit avait pris d'autres dimensions ailleurs (Verdun, sur la Somme...) mais la guerre restait toujours présente ici. Dès le mois de décembre 1915, la situation devint dramatique pour les civils et la liste des victimes s’allongeait*. A Durlinsdorf aussi, Albert Baur, touché par un éclat d’obus alors qu’il labourait son champ au Holzäpfelbaum, succomba à ses blessures. Lors des tirs d'artillerie, la population devait chercher refuge dans les caves et on craignait aussi que les combats dégénèrent en bataille de rues dans les villages en cas de rupture du front. Les autorités militaires, des deux camps d'ailleurs, décidèrent alors de déplacer les habitants des communes jugées à risques. Les premières évacuations débutèrent à la mi-décembre 1915. Bien que pas directement face à la zone des combats et classé en deuxième ligne, Durlinsdorf faisait partie du lot de villages désignés pour être évacués vers l’intérieur de l’Allemagne.
Le départ fut fixé au 11 février 1916. Après une préparation hâtive, toute la population dû quitter le village, emmenant juste ce qu’il était possible de porter, abandonnant maison, bétail, la plupart des biens aux mains de l'armée, pour le premier point de rassemblement: la gare de Ferrette. Ce trajet se fit à pied, des voitures attelées étaient prévues pour les plus faibles. Comble de malchance, ce jour-là il faisait extrêmement froid, si froid que les mères serraient très fort les enfants et les bébés contre elles et que beaucoup de personnes, durant le trajet, se recroquevillaient parfois sur les talons pour mieux répartir la chaleur du corps. A la gare de Ferrette, l'accueil était correct, une boisson chaude fut servie avant de monter dans le train spécialement prévu pour les réfugiés. Le voyage se termina, via Strasbourg, dans le pays de Bade: les gens de Durlinsdorf furent regroupés à Osterburken et répartis dans cette ville même et dans les villages environnants (Eberbach, Hemsbach...) accueillis avec plus ou moins d’enthousiasme en ces temps difficiles. Le Maire, Albert Enderlin, installé à Osterburken commença alors une correspondance avec son secrétaire de Mairie resté sur place, dans les environs de Mulhouse, pour maintenir les relations avec la perception (Staatsamt) de Ferrette et régler les affaires de la Commune.
Voici la première lettre qu’il adressa à son secrétaire:
"Osterburken, le 4 Mars 1916.
Cher monsieur Moser,
En regardant la carte, je me rends compte que nous sommes maintenant séparés par une assez grande distance. Nous venons de vivre de biens tristes événements et la fin de cette terrible guerre n'est pas encore en vue. Pour nos affaires concernant la commune, les choses sont devenues plus compliquées et je me demande quelle serait la meilleure façon de les régler. D'après Monsieur le Directeur du District, ce serait plus facile si on se retrouvait ensemble dans les environs de Mulhouse. Pour ma part, je serais assez d'accord avec cette idée mais ma famille ne veut pas se séparer de moi et me voir courir de par le monde. J'ai déjà beaucoup de questions et de demandes de toutes sortes en attente, j'aurais aussi à fournir des extraits de registres que je ne peux pas satisfaire ici. En fait, j'ai quand même déjà pu régler pas mal de choses par moi-même. Le travail ne me fait pas peur, mais si nous devons le faire en étant aussi loin l'un de l'autre, les frais de poste vont tripler et dans ces conditions il faut que la commune participe à mes dépenses. J'en ai déjà parlé à Monsieur le Directeur du District.
Les adresses des gens de Durlinsdorf devraient normalement se trouver depuis longtemps entre les mains de la Direction du District. Les aides pour les familles Guligag et Martin Joseph sont revenues approuvées, je ne sais toutefois pas où elles habitent en ce moment. A Hemsbach, une demi-heure, il y a les familles Walter Joseph, Kohler Ernest, Chariatte, Baur, Metzger, Bury et à Zimern (?), 1 heure, il y en a 35, qui ont cependant, comme je viens de l’apprendre, été transférés à Eberbach.
Nous ne pouvons pas trop nous plaindre ici, on est relativement bien. Nous n'avons pas trop de place, seulement 2 pièces, mais on peut être ensemble, ce qui n'est pas le cas pour d'autres familles. Moi et les deux plus grands enfants mangeons au restaurant de la gare. …. Osterburken est une vieille petite ville romaine d'environ 1500 habitants, avec en majorité des agriculteurs. Depuis ma fenêtre j’ai une belle vue sur la gare; le trafic ferroviaire est ici assez important. J'ai déjà compté entre 60 et 65 trains de marchandises. Maintenant, je vous prie encore une fois, Monsieur Moser, de me faire parvenir les informations demandées. Vous avez sûrement la possibilité de parler souvent avec Monsieur le Directeur du District pour connaître ses décisions. Dans l'espoir de recevoir très rapidement beaucoup de nouvelles de votre part, je vous adresse mes sincères salutations ainsi qu'à toute votre famille."
Guerre de 14-18 ---- Groupe de personnes évacuées en Pays de Bade
Debout: 1)inconnu 2)Marie, épouse Ruetsch Paul 3)Eugénie, épouse Enderlin Edouard dit l'Américain 4)Céline, épouse Hirtzlin (Bisel) 5)inconnue 6)Martin, père de Martin Arthur 7)avec brouette: inconnu. Assises: 1)inconnu 2)Klein Alfred, père de Skuta Frida 3)Maurer Joseph, frère des 3 soeurs en noir 4)Klein Joseph, dit Klein Sepp 5)Martin Joseph, dit Beppi.
La vie des réfugiés ne fut pourtant pas aussi paisible comme on pourrait le penser d'après certains passages de cette lettre. Déracinées, les familles n'avaient d'autres ressources que les aides de l'Etat allemand (Familienunterstützungen) et la débrouillardise personnelle: ceux qui en avait la possibilité se rendait utile en effectuant des tâches à domicile, en aidant aux travaux agricoles ou même en occupant une place en entreprise (exemple: fabrication de fil de fer barbelé). Mais de ce côté tout le monde n'était pas à la même enseigne: les hommes étant au front pour la plupart, certaines familles se trouvaient démunies de bras aptes à travailler, c'était le cas, par exemple, de femmes ou de veuves avec des petits enfants et/ou des parents âgés à charge. Dans ce cas la situation était très difficile, d'autant plus qu'il fallait payer une location et assurer le chauffage des logements qui avaient été attribués. Les enfants essayaient alors de calmer leur faim en allant quémander quelques pommes de terre, du lait, une tartine ou de la soupe dans les fermes environnantes. Le cas de M. le Maire est assez explicite de ce point de vue:
"Osterburken, le 4 Avril 1916
Cher Monsieur Moser,
...Je vous informe que nous sommes devenus autonomes. On nous dit que cela a été demandé par l'autorité alsacienne. De ce fait, l'argent pour le soutien des familles ne sera plus réglé entièrement. D'après les grilles que j'ai pu voir au bureau du district d'Avelsheim, il ne reste pour ma famille de 7 personnes que 166 Marks par mois. De cette somme, il faut déduire 16 Marks pour le logement. Maintenant, on peut se demander, avec les prix actuels, comment arriver à vivre avec 70 Pfennigs par jour et par tête. Dans les familles où chaque personne peut ramener un salaire, on peut déjà mieux se débrouiller. Par contre là où il y a seulement des enfants en bas âge c'est presque la misère. Je pensais toujours, qu'un commissaire viendrait un jour sur place pour se rendre compte de la situation. Mais je n'ai vu personne jusqu'à présent..."
* Lire: Première Guerre Mondiale sur le Front de la Largue.
De Bernard Burtschy et Vincent Heyer.